Hommage à Käa Mana : une banque du savoir, un libre penseur
27 septembre 2021Il était un ami de la presse, une icône de l’élite congolaise, une banque du savoir, libre penseur et un vrai panafricaniste de notre temps, un Congolais d’exception. Lui, c’est le professeur Godefroid Mana Kangudie, connu sous le pseudonyme de Käa Mana. Il nous a quittés le jeudi 15 juillet 2021, à partir de Goma où il a tiré sa révérence. L’homme aura parachevé sa course sur la terre des hommes mais, les générations se souviendront de lui pour avoir laissé des empreintes indélébiles dans la mémoire collective du monde scientifique et politique congolais.
Par Stanislas NTAMBWE
Notre Rédaction s’engage désormais à vous proposer progressivement, dans ses différentes parutions, les réflexions et analyses de Käa Mana. Ce, dans le but de perpétuer et pérenniser ses œuvres qui, de notre point de vue, sont utiles pour le peuple africain en général, et congolais en particulier. C’est une dette morale, notre façon d’honorer la mémoire à ce Congolais d’exception. Car des gens comme lui, sont très rares dans notre pays.
Käa Mana est parti mais, il est toujours présent dans la mémoire collective de ceux qui l’ont connu et côtoyé. Même pour ceux qui ne l’ont pas connu de son vivant, Käa Mana reste vivant dans nos bibliothèques et quiconque le voudra, pourrait au travers de ses écrits, entrer en contact avec sa pensée, ses analyses et ses réflexions publiées dans une myriade de livres.
Doté d’un art oratoire extraordinaire, Käa Mana avait une technique de persuasion inédite. Tel un pasteur, il animait les conférences publiques et son auditoire ne se fatiguait pas de l’entendre parler.
Il militait pour l’organisation d’un leadership communautaire depuis la base de la société jusqu’au sommet afin que tous apprennent à faire ce qu’ils doivent faire pour nouer avec les autres citoyens des liens de responsabilité solidaire en vue de produire une agriculture durable ; un système de santé fiable ; des réseaux économiques et financiers féconds et un esprit de grande créativité pour affronter les problèmes dans un esprit structuré pour les résoudre. Car, disait-il, « le premier domaine, c’est la capacité pour un pays de nourrir sa population et de l’élever à un niveau d’être d’où soient bannies la misère et la pauvreté ». Mais, cela ne peut être possible sans l’organisation d’un leadership communautaire.
C’est dans cette optique qu’il a été précurseur et président de Pole Institute (institut interculturel dans la région des Grands Lacs) basé à Goma, dans la province du Nord-Kivu. La mission première de cet espace était d’encadrer et former les jeunes de différentes universités de la ville de Goma sur les enjeux de la vie et la prise de conscience collective. A noter que cette région était le théâtre de plusieurs atrocités et conflits armés.
Une bibliothèque qui brûle
« Käa Mana n’était pas pour moi une personne. C’était un esprit que je classe au rang du héros Lumumba, des gens qui rêvaient d’un Congo fort, d’une Afrique indépendante et qui occupaient une place de choix dans tout ce qui a comme évolution dans l’humanité. De son vivant, il rêvait d’un lendemain meilleur et croyait que le plus grand investissement qu’on pouvait faire dans ce pays était d’investir dans la jeunesse, vers un changement mérité pour qu’ils prennent conscience de tout ce qu’il y a comme enjeux dans les jours à venir », regrette Ronely Ntibonera Idi Amin, jeune journaliste à la radio Pole Fm.
Pour certains jeunes de la ville de Goma, le professeur Käa Mana était une icône, un faiseur des rois qui a apporté un changement au sein de la jeunesse et de la société congolaise. « Nous reconnaissons de lui des paradigmes. Il nous disait toujours qu’il faut rompre avec le paradigme de la défaite pour continuer avec celui de la réussite. C’est quelqu’un qui préparait le futur de la grande majorité des jeunes de Goma qui émergent actuellement ailleurs. Mais ce que je sais, est qu’il reste vivant en nous. Il va continuer à nous guider tel qu’il l’avait toujours fait. Il n’est donc pas mort, il s’est plutôt endormi », se console Espoir Mwimuka Aspirine, jeune étudiant de Goma et membre de la LUCHA-RDC.
A l’en croire, Käa Mana a aussi contribué à la création du mouvement citoyen « Lutte pour le changement (LUCHA) » à travers certains jeunes des universités de Goma, avec comme vision : le changement de la mentalité des jeunes. « Aujourd’hui, je peux vous rassurer que si les conflits ont baissé dans des universités de Goma, c’est grâce à l’implication de Käa Mana. Il est même allé plus loin pour créer des espaces pour des émissions radio en faveur des jeunes », a soutenu Espoir Mwimuka.
Qui est Godefroid Käa Mana?
Docteur en philosophie de l’Université Libre de Bruxelles, docteur en théologie (Université de Strasbourg) et pasteur de l’Église réformée africaine, le professeur Käa Mana était un analyste politique congolais qui ne cédait à aucun « prêt-à-penser » et osait une réflexion libre et exigeante sur le passé, le présent et le devenir de la RDC et, plus largement de l’Afrique. Il vivait à l’est de la RDC où il était le président de Pole Institute, puis Directeur de recherche au sein de cet espace interculturel.
Käa Mana parlait de la politique pour éveiller la conscience collective, sans avoir la moindre intention de faire de la politique active. Depuis son retour au pays, il avait fait de la formation de la Jeunesse son cheval de bataille. Son espoir de réinventer un nouveau Congo et un nouvel Homme congolais capable de bâtir son propre mythe dans la mémoire collective, reposait sur les jeunes universitaires.
Godefroid Kangudie était auteur de plusieurs ouvrages. Notamment, « Théologie africaine pour un temps de crise, Christianisme et reconstruction de l’Afrique » ; « L’Afrique va-t-elle mourir ? » ; « Essai d’éthique politique »; « Destinée négro-africaine, expérience de la dérive et énergie du sens » ; « Ma foi de théologien africain aujourd’hui » ; « Philosophie africaine et culturelle » ; etc.

« Ma Foi de théologien africain aujourd’hui»
Dans « Ma Foi de théologien africain aujourd’hui», Käa Mana trace la voie d’un christianisme global africain comme projet à l’intention du monde d’aujourd’hui, dans une perspective d’inter-fécondation des confessions chrétiennes de foi ouvertes aux dynamiques culturelles de différentes matrices spirituelles de l’humanité. Dans cet ouvrage, l’auteur démontre que dans le contexte actuel de quête d’une « altermondialisation » à la hauteur de grands rêves et de grandes espérances des peuples, cette voie fait partie de nouveaux enjeux de la mission des communautés chrétiennes du continent africain.
« J’entreprends de la penser ici à partir de mon propre itinéraire de chrétien et de ma propre expérience de vie comme théologien africain. Il s’agit de l’expérience et de l’itinéraire d’un homme qui a quitté son pays, la République démocratique du Congo, et son Eglise-mère (catholique), sans rompre les amarres, dans le but de se mettre sur les routes du vaste monde des civilisations, des nations, des cultures et des confessions religieuses, avant d’entreprendre un retour progressif vers sa terre natale et son Eglise d’origine, le cœur plein de richesses récoltées au cours d’un voyage qu’il a considéré comme un voyage initiatique au sein de quêtes spirituelles essentielles de l’humanité », a expliqué le philosophe congolais dans un résumé de cet ouvrage.
Dans ce livre, il se concentre sur « le monde des christianismes et les horizons chrétiens de la foi » dont il sent qu’ils ne peuvent être aujourd’hui pour l’Afrique qu’ « un appel à une mission mondiale des communautés chrétiennes africaines ». Cette mission, à en croire Käa Mana, c’est de proposer à l’ensemble de l’humanité la vision d’un christianisme global ouvert à toutes les forces spirituelles et religieuses des peuples, à partir de l’expérience africaine de la vie dans les vicissitudes de l’histoire. Surtout l’histoire du monde moderne qui a été pour notre continent, un vrai destin initiatique dont les chrétiens devraient maintenant saisir et vivre le sens profond.
« Nous Africains, quand on a subi ce que nous avons subi dans le monde moderne, après avoir été ce que nous avons été dans la construction de l’idée d’humanité dans l’histoire, on porte des valeurs, on possède des espérances et on nourrit des rêves qui sont essentiels pour de nouvelles perspectives spirituelles au service du monde comme celui où nous vivons : ce monde à transformer par une nouvelle énergie de foi que désigne le terme d’altermondialisation », croit Godefroid Käa Mana.
Convaincu que cette énergie a besoin de la contribution de tous ceux qui croient que le monde peut être changé en communauté de destinée et transformé en limon du bonheur partagé, Käa Mana propose ce que son itinéraire initiatique lui a appris concernant « l’exigence d’inter-fécondation des communautés chrétiennes pour l’émergence d’un christianisme global au cœur du monde global ».
« Je vois ce christianisme comme un espace de regard, de vitalité nouvelle et d’interrogation critique sur ce que sont et vivent les chrétiens d’Afrique dans les profondeurs de leur foi. Avec toutes leurs richesses et toutes leurs limites, dans toutes leurs splendeurs et toutes leurs faiblesses. Tout cela, selon la perspective d’enrichir et de se laisser enrichir par les innombrables imaginaires spirituels où Dieu deviendrait un ferment d’avenir, si l’humanité décide de devenir suffisamment lucide pour rompre avec toutes les pathologies où les religions se sont enfermées et ont enfermé le monde tout au long de leur histoire tourmentée et tumultueuse », explique le philosophe congolais.
Panafricanisme spirituel
« L’Afrique peut-elle assumer aujourd’hui cette mission ? », s’interroge-t-il. « Sans aucun doute », affirme-t-il. Mais, relativise-t-il, « il faudra une vision forte d’un panafricanisme spirituel que mon itinéraire dans les christianismes africains me fait sentir comme une possibilité de nouvelle vitalité humaine et de nouvelle saveur d’avenir, avec des hommes et des femmes de foi, avec des peuples et des nations décidés véritablement à changer le destin de la planète sur la base du courage de croire aux possibilités d’un autre monde possible qu’offrent la ferveur de Dieu en l’homme et l’espérance de l’homme en Dieu ».
Pour conclure, Käa Mana dit croire fermement à cet horizon et, confie-t-il, « j’ai écrit ce livre pour dire comment l’Afrique pourra l’ouvrir et s’y engager à travers le ferment de ses christianismes ».
Par ailleurs, ce récit est le premier d’une série nous proposons désormais à nos lecteurs pour honorer ce grand esprit qui nous laisse un océan des savoirs dans ses différentes publications et conférences. Käa Mana a fait sa part, nous devons faire la nôtre. (A suivre)