Hommages posthumes à Käa Mana (2) : « Le devoir de réussir le Congo par la culture de l’organisation »
2 octobre 2021Comme nous l’avons annoncé dans le numéro 1 de la série consacrée aux hommages posthumes rendus au Professeur Godefroid Käa Mana, nous vous propose, dans les lignes qui suivent, « Le devoir de réussir le Congo par la culture de l’organisation ». C’est l’intitulé d’une de ses multiples réflexions et analyses, faite en janvier 2017, lors d’un échange avec le Journaliste Stanislas NTAMBWE. Il s’agit d’une analyse critique sur les régimes des Kabila qu’il appelle : « Troisième République ». Dans cette réflexion, Käa Mana passe en revue les trois grands défis de la culture organisationnelle en RDC. Il souligne aussi, la nécessité pour le pays, de s’organiser dans les grands domaines dont dépend le rayonnement mondial d’une société organisée.
Par Stanislas NTAMBWE
« Si notre société s’était construite depuis notre indépendance sur une culture organisationnelle solide, la République démocratique du Congo (RDC) aurait pu être déjà une grande puissance africaine aujourd’hui », écrit Käa Mana. Malheureusement, regrette-t-il, après le désordre de la guerre civile au cours des premières années de notre autodétermination, nous sommes tombés en régime de dictature qui a déployé un esprit dont les ressorts principaux de la violence, de la corruption et de la kleptocratie ont détruit tout sens d’un ordre générateur de prospérité et d’engagement communautaire pour construire une puissante destinée.
« Après le long règne de Mobutu et ses dérèglements politiques, économiques et culturels, nous avons été entrainés dans une autre ère de pouvoir autoritaire, sans véritable culture organisationnelle tournée vers le développement et l’émergence », se désole l’écrivain qui constate que la Troisième République s’est inscrite dans le même mode de gouvernance. « Elle n’a pas pu donner à notre société un souffle d’éducation globale à l’organisation dans les grands secteurs de la vie nationale », fait-il remarquer.
Pour Käa Mana, s’il y a un défi que la RDC doit maintenant relever face à l’avenir, c’est celui de devenir une société véritablement organisée pour des objectifs clairs de puissance en Afrique aujourd’hui. A l’en croire, ces objectifs méritent que tous les congolais les mettent au cœur de la réflexion pour une nouvelle société sur notre territoire et pour l’éclosion d’une destinée qui soit à la hauteur de grands rêves congolais.
Toutefois, prévient-il, Il ne faut pas se faire d’illusions. Le professeur Käa Mana considère qu’« une nation qui veut prendre une place respectable dans l’ordre mondial aujourd’hui, doit savoir lier son destin à sa capacité de s’organiser dans les grands domaines dont dépendent la puissance, la prospérité et le rayonnement mondiale d’une société organisée ».
Une population bien nourrie, dans un cadre de vie décent
Le professeur Käa Mana note qu’au cours des dix dernières années, le pays ne s’est pas organisé de manière visible pour gagner la bataille dans laquelle nous aurions pu faire la différence entre les années du désordre mobutiste et l’espoir congolais de construire une nouvelle société.
Il estime que nous n’avons pas compris ce que les experts de la lutte contre la pauvreté ont mis en lumière comme base pour vaincre la misère et les risques de famine. C’est-à-dire, la construction d’un ordre démocratique qui permette aux citoyens d’être responsables de l’état de leur pays et de vivre dans un débat permanent sur la réalité de chaque secteur de la vie de leur nation.
« En misant sur un ordre autoritaire comme nous l’avons fait, la gouvernance que nous avons déployée a brisé les possibilités de concentrer nos esprits sur les questions de base en vue de nous nourrir comme populations, de nous doter d’un système de santé solide et de forger en nous l’imaginaire de la confiance en nous-mêmes-mêmes dans la lutte contre la misère et la pauvreté », déplore le philosophe congolais.
« Si nous avions compris ce que dit Amartya Sen quand il affirme que la famine n’advient jamais dans de véritables démocraties parce que celles-ci ont un esprit de discussion critique permanente pour se remettre en question à tout moment, nous nous serions libéré de la tentation autoritaire pour nous concentrer sur les débats essentiels ». Il ne parle pas de débats politico-politiciens sur la possession et la distribution du pouvoir entre les partis politiques, mais un débat fondamental axé sur la situation économique du pays et la manière de la conduire. De son point de vue, ce débat n’a pas eu lieu et le pays s’est englué dans une marre de misère où la population congolaise ne parvient pas à se nourrir et à se soigner convenablement dans des grandes villes comme Kinshasa.
« Se nourrir et se soigner correctement sont devenus un problème de fond pour beaucoup de nos concitoyens, en même temps qu’ils manquent l’électricité, l’eau potable et les infrastructures routières élémentaires pour un pays comme la RDC », relève Käa Mana qui présume que si nous voulons que l’avenir du Congo soit brillant et prospère, selon le rêve de Kasa-Vubu, il convient de placer l’avenir sous le signe de la liberté et de la dignité, comme le voulait Lumumba. C’est dans ses valeurs démocratiques, croit-il savoir, que le Congo pourra devenir capable de vaincre la pauvreté et la misère, dans un esprit d’organisation de toutes les forces vives de la nation autour du défi pour nos populations de se nourrir, de se soigner dans des structures de santé fiables, d’avoir l’eau, l’électricité et les infrastructures routières modernes.
Puisque les années de la Troisième République n’ont pas été à la hauteur de nos populations dans tous ces domaines, considère Käa Mana, l’un des défis majeurs de notre avenir est l’urgence qu’il y a de placer le débat sur l’avenir du Congo dans un projet qui puisse résoudre réellement ses problèmes.
Une société du savoir et de l’intelligence
Le philosophe Käa Mana rappelle que, pendant les dix premières années de la Troisième République, quelques membres de la communauté scientifique congolaise (Tshiunza Mbiye, Biyoya Makutu, Ilunga Kabengele, Mayengo Kulonda et Ilopi Bokanga) avaient demandé aux autorités politiques de l’époque de créer, pour le développement du pays, une Académie nationale des sciences digne de ce nom en RDC.
Partant de l’exemple de Deng Xaio Ping en Chine, qui avait lié dans une même dynamique le tournant de la révolution chinoise vers la maîtrise du capitalisme libéral et la création d’une Académie scientifique nationale comme cadre pour la recherche fondamentale et la promotion des sciences dans le pays, il était demandé aux gouvernements qui se sont succédé en RDC, de s’inspirer de ce modèle pour faire de la recherche un moteur pour l’émergence du Congo. Mais, « ces gouvernements n’ont jamais daigné répondre. Sans doute qu’ils croyaient qu’ils allaient construire les +cinq chantiers de la République et la Révolution de la modernité+ avec des slogans bruyants pour soutenir le régime en place et durer ainsi dans les hautes sphères de la gouvernance », ironise Käa Mana. Le Pouvoir de Kinshasa s’est trompé, a-t-il tranché.
Pour lui, en refusant résolument de mettre la science et la technologie au cœur du développement de la nation, les autorités congolaises de l’époque n’ont laissé aucune empreinte durable sur les esprits dans la perspective de l’émergence du Congo dans le monde. Au contraire, poursuit-il, ils se sont inscrits dans l’esprit du refus du savoir qui était déjà la marque du mobutisme dont nous savons à quel point il a ruiné le pays par manque d’esprit scientifique et de rigueur pour penser et réaliser concrètement le développement du Congo.
« Quand Deng Xaio ordonna la création de l’Académie des sciences de Chine, il n’avait pas seulement l’idée de hisser son pays au même niveau que les USA ou l’URSS qui avaient déjà en leur sein des puissantes structures pour le développement des sciences. Il voulait surtout se servir de la science pour changer l’esprit chinois. Il voulait une Chine dotée de l’esprit scientifique dont les grandes caractéristiques sont la rigueur, le souci concret de la recherche et le sens de la méthode dans l’organisation non seulement du champ de hauts savoirs scientifiques, mais de tous les secteurs de la vie. Il voulait créer une culture organisationnelle nouvelle pour sortir son pays de la mentalité et de l’imaginaire du sous-développement. Il voulait un nouvel homme chinois grâce à une armée de chercheurs soutenus et portés par un Etat responsable. Aujourd’hui, la Chine dispose de plus de six millions de chercheurs de haut niveau et sa société a radicalement maîtrisé la rigueur organisationnelle dans ses principes et dans ses méthodes », rappelle l’analyste congolais, tout en affirmant que rien de tel n’a eu lieu chez nous.
« On nage dans les irrationalités des débats politiciens en oubliant complètement la science, la technologie, l’esprit scientifique et la construction d’une société de l’intelligence sur notre terre congolaise », a-t-il ajouté. Il juge qu’il est temps de sortir de cette situation et de faire de l’organisation au sens scientifique du terme, le cœur du développement au Congo. « Ce domaine de la réussite de l’intelligence scientifique et sociale est le deuxième grand défi pour construire l’avenir de notre pays », précise Käa Mana.
Un nouveau modèle éducatif
« Pour faire de l’esprit scientifique la base du progrès, il est indispensable de savoir que cet esprit est une graine dont l’éducation est la terre fertile, surtout le système d’enseignement supérieur et universitaire qui doit toujours être à la hauteur des standards internationaux », disait Käa Mana qui constatait que, cette vérité, nous ne l’avons pas mise au cœur de notre vision de l’avenir du Congo.
Déjà du temps de Mobutu, le secteur de l’éducation a été le parent pauvre de notre politique nationale. Käa Mana pense que, nous avons détruit nous-mêmes les bases de notre développement et de notre émergence, en cassant les ressorts de l’enseignement supérieur et universitaire où les domaines scientifiques et techniques ont progressivement été délaissés, tout comme a été délaissée la recherche en tant que moteur de l’université.
Pour Käa Mana, les années de notre Troisième République ont suivi le pas du « mobutisme destructeur » en matière d’éducation. « Par manque d’une politique d’ensemble qui consacre aux jeunes la meilleure part de la formation humaine et scientifique dans notre pays, nous avons élargi plus encore le champ des pathologies du mobutisme dans tous les circuits éducatifs », analyse-t-il. C’est ce qui a, de son point de vue, accéléré la descente aux enfers des jeunes dont le niveau de formation est devenu de plus en plus bas et faible. Käa Mana affirme que, tous les remèdes proposés par les spécialistes de l’éducation n’ont jamais été pris en compte dans la politique d’une « Troisième République qui ambitionnait pourtant de construire une société de révolution de la modernité », se désole l’écrivain congolais.
« Comment pouvons-nous espérer faire du Congo un pays émergent si les bases éducatives pour notre jeunesse sont totalement viciées ? », s’interroge Käa Mana qui pense qu’il est temps de changer les choses dans ce domaine qui constitue le troisième grand défi de la culture organisationnelle sur nos terres. Ce défi qui aurait dû être au centre de nos préoccupations, nous l’avons délaissé et nous l’avons mis loin derrière le charivari des dialogues politiciens, sans bases éthiques de confiance mutuelle entres les protagonistes en vue de défendre les intérêts supérieurs de nos populations.
Une politique de confiance dans le génie congolais
Kâa Mana estime que si nous avions consacré nos dix années de la Troisième République aux vrais défis de notre pays (la démocratie, la recherche, l’éducation et le développement de l’intelligence scientifique et sociale), nous serions déjà très loin sur la voie de la prospérité et de la puissance. Nous aurions compris que ce que l’on demande aux hommes politiques, ce n’est pas de se substituer aux populations en voulant tout faire à la place des citoyens, mais d’assurer à ces populations le cadre de sécurité nécessaire pour qu’éclose le génie congolais dans tout son potentiel de créativité et dans toute sa puissance d’imagination.
« A la place de ce champ de sécurité, nous avons eu des années dominées par les guerres internes et les conflits meurtriers avec certains de nos voisins, ceux qui avaient compris que nous étions une société faible : une société que l’on pouvait déstabiliser et désarticuler dans sa foi en elle-même », regrette le professeur Käa Mana. Il pense que, nous devons changer de politique en concentrant tous les efforts de gouvernance dans la construction d’une société forte. « Tous les débats politico-politiciens qui nous éloignent de cet objectif sont des coquilles vides », précise-t-il. La politique au Congo doit être transformée de fond en comble et tous ceux qui aspirent à diriger l’Etat devront être à la hauteur du changement souhaité et attendu par tous nos peuples.
Ce changement exige de mettre la culture organisationnelle au cœur de nos dynamiques politiques, en apprenant à nos forces politiques dans toutes leurs tendances à savoir distinguer clairement entre l’essentiel et l’accessoire dans tous les secteurs de la vie nationale, à se concentrer sur les enjeux profonds de notre avenir au lieu de nager à la superficie de nos problèmes avec de faux débats sans aucune consistance pour le destin de notre nation.
En paraphrasant l’ancien président américain, Barack Obama qui invitait les Africains à « construire des institutions fortes au lieu de miser sur des hommes providentiels », Käa Mana dit que les hommes politiques congolais ont toujours cru être des « hommes providentiels », au lieu d’aménager des espaces de sécurité publique où les citoyens peuvent et doivent construire des institutions collectives crédibles, en lesquelles tout le monde a confiance.
« Ils ont créé un mode de vie qui fait de la politique une activité alimentaire : il leur devient impossible de se mettre au service de leurs peuples pour le développent de leur nation. Ils n’ont pas compris qu’en spoliant leur pays par la corruption, ils mettent leurs populations dans la pauvreté et la misère, et qu’ils compromettent toute chance de développement et d’émergence. Ils creusent pour nos peuples une véritable tombe de paupérisation anthropologique, comme aurait dit Engelbert Mveng », relève Käa Mana.
« Une politique d’enrichissement anthropologique »
Pour Käa Mana, la RDC a besoin d’une« politique d’enrichissement anthropologique » qui fait des hommes politiques des forces au service des énergies des populations, selon la devise lancée par Mobutu « sans en comprendre profondément le sens : Servir et non se servir ».
« Au Congo, une vision éthique de la politique n’est pas encore notre marque ni notre aspiration de fond », constate le professeur Käa Mana. Dans leur être comme dans leur action, argumente-t-il, « nos élites politiques donnent d’elles-mêmes l’image de tourner en rond dans des antivaleurs qui enfoncent la nation dans le non-sens, loin des exigences de responsabilité communautaire face à l’avenir ».
Pour conclure, Käa Mana pense que le temps est venu de penser une politique éthique au Congo et de donner à la nation des hommes et de femmes de valeur, capables de hisser la nation à la grandeur et à la splendeur, pour notre rayonnement dans le monde d’aujourd’hui et de demain.
« Notre pays doit avoir les yeux tournés vers l’avenir pour un Congo digne de nos rêves les plus sublimes ; il doit reprendre en main son destin en tirant toutes les leçons des expériences malheureuses qu’il a vécues et des choix désastreux qu’il a faits tout au long de sa trajectoire vitale depuis son indépendance. Nous arrivons à un moment où nous devons prendre conscience de ce qui nous est arrivé et décider de nous engager sur une nouvelle voie : la voie d’une révolution fondamentale pour baliser le chemin de notre puissance, le chemin de l’émergence et du développement. Il faut de nouveaux congolais pour organiser cette révolution et la réussir. C’est là l’enjeu radical de notre destinée pour les années à venir. Au nom de cet enjeu, il est urgent de décider de faire de notre nation une nation rigoureusement animée par une culture de l’organisation dans tous les secteurs de sa vie », a conclu le regretté professeur Käa Mana d’heureuse mémoire. A suivre.